Le philosophe soutenait que le spectateur ne doit pas se contenter d'être passif face à ce qu'il voit. Le véritable spectateur, celui qui vit l'expérience, s'implique dans le rituel proposé par la scène. Il se transforme, parfois même au point de confondre sa propre réalité avec celle qui est représentée sur scène.
Ortega y Gasset, bien qu'il parlait de théâtre, pourrait tout aussi bien s'appliquer au cinéma. Ce dernier, par sa nature immersive, capte l'attention du spectateur de manière unique. La question se pose : le réalisateur Boris Lojkine a-t-il lu Ortega ? Quoi qu'il en soit, son film, La histoire de Souleymane, ne se contente pas d'être regardé ou écouté.
Le film incite à vivre l'expérience, à ressentir les émotions de l'intérieur. La narration vise à transformer le récit en une expérience personnelle pour le spectateur, en faisant écho à ses propres circonstances et sentiments. Ainsi, les épreuves du protagoniste deviennent celles du spectateur.
Le film commence de manière conventionnelle, en suivant une journée typique d'un livreur dans les rues de Paris. Lojkine, connu pour ses récits exotiques, s'ancre ici dans un quotidien presque banal. Pourtant, il parvient à rendre ce quotidien à la fois extraordinaire et profondément injuste.
Souleymane, interprété par le talentueux Abou Sangare, répète inlassablement son histoire, une histoire qui doit être validée par un fonctionnaire. Son statut d'asile dépend de cette narration, et c'est là que se joue son avenir. Le film explore ainsi les enjeux de l'identité et de la reconnaissance.
La caméra de Lojkine va au-delà du simple naturalisme. Elle cherche à transmettre l'angoisse et la solitude du protagoniste, un homme rejeté par la société. La représentation devient alors une matière vivante, où chaque souffle compte. La tension est palpable, et le spectateur est entraîné dans cette lutte.
À travers un cinéma viscéral et énergique, le film ne laisse d'autre choix que de s'identifier à Souleymane. Chaque incertitude, chaque doute du protagoniste résonne en nous, créant une connexion émotionnelle puissante. Ce film est une expérience à vivre, plus qu'à simplement observer.
En fin de compte, l'interview finale entre Souleymane et la fonctionnaire, interprétée par Nina Meurisse, est cruciale. C'est ici que le récit se transforme, que chaque seconde de film nous change. Ce moment de vérité, où l'angoisse atteint son paroxysme, est un cinéma qui ne permet aucune distance.
Le film se présente comme une œuvre brutale et belle, qui ne laisse place qu'à des spectateurs vivants. Il est un cri de désespoir et d'espoir, une invitation à ressentir et à réfléchir sur notre propre humanité. La vision de Lojkine est à la fois poignante et essentielle.
La histoire de Souleymane est un film qui transcende le simple divertissement. Il pousse le spectateur à s'engager, à ressentir et à réfléchir. C'est une œuvre qui, par sa profondeur et son intensité, reste gravée dans les mémoires. En fin de compte, il s'agit d'un appel à l'empathie et à la compréhension humaine.